Réflexions sur la Distribution XR #2 — Quel marché?

Québec / Canada XR
CRAFTING A MARKET FOR INDEPENDENT XR
11 min readSep 12, 2022

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Suite à la publication de l’étude Façonner un marché pour la XR indépendante, Québec/Canada XR vous propose une autre façon d’aborder les résultats de l’enquête. En plus des trois entrevues en vedette publiées en amont, nous vous proposons ici trois articles thématiques qui résument et mettent en relation les résultats préliminaires de notre enquête.

Cette série d’articles est rédigée par Philippe Bédard (chercheur et rédacteur, Xn Québec).

En guise de conclusion du premier article de cette série, je proposais qu’il était encore impossible de savoir de quoi le marché de la réalité étendue (XR) indépendante pourrait bien avoir l’air dans les années à venir. J’insiste sur cette question en raison du moment bien particulier où nous avons mené l’enquête Façonner un marché pour la XR indépendante, soit en plein processus de formation du marché.

Comme bien d’autres jeunes médiums, la XR cherche encore son identité : ce qui la rend unique et la démarque des autres formes d’art ou de divertissement. Entre-temps — et comme bien d’autres médiums en voie d’émergence (p. ex. : le cinéma des premiers temps) — la XR s’appuie sur des pratiques préexistantes, leur empruntant des stratégies narratives et des tendances esthétiques, mais aussi des logiques de distribution. Cinéma, jeu vidéo, théâtre, art contemporain, et spectacle vivant sont autant de sources d’inspiration pour le jeune marché de la XR, qui renaît à peine de ses cendres. Or, si plusieurs œuvres immersives s’inscrivent dans le sillage de ces médiums préexistants, peut-on en dire de même des modèles d’affaires que le marché de la XR cherche à construire?

Le but de ce deuxième article est de proposer un autre point de vue sur les témoignages récoltés lors de l’enquête Façonner un marché pour la XR indépendante de sorte à offrir un survol des différentes sources d’influence sur l’identité du marché XR. Notamment, j’évoquerai les enjeux que cela soulève au niveau de la distribution.

De quel marché est-il question?

Il suffit de parcourir la liste des personnes interviewées dans le cadre de notre enquête pour remarquer une tendance : une majorité des répondant·e·s vient du domaine du cinéma et produit des œuvres qu’on pourrait qualifier de cinématographiques. On voit aussi très bien qu’une grande partie du marché actuel de la XR indépendante s’organise autour de festivals de films : Sundance, Tribeca, Cannes, Venise, IDFA, et j’en passe. Or, ce serait une erreur de penser que la XR se résume au cinéma ou qu’elle n’est que la continuation logique de ce médium préexistant. La XR s’inspire tout autant — parfois même plus — du jeu vidéo, du théâtre, de la danse, de la peinture, de la sculpture, du spectacle vivant, de la musique, et ainsi de suite. On le remarque notamment par le fait que le circuit de distribution d’œuvres XR comprend les plateformes de jeu vidéo (Steam, Viveport, etc.), les musées et galeries d’art et toute une série d’espaces empruntés à ces autres secteurs. Bien sûr, nous pourrions aller au-delà du contexte du divertissement ou de la création artistique et nommer une variété quasi infinie de champs d’application antérieurs auxquels les technologies XR viennent s’appliquer. Il va sans dire que l’identité du marché de la XR dépend du point de vue duquel on l’aborde et du cadre dans lequel on l’inscrit.

Alors que le marché cherche encore une identité qui lui serait propre, il n’est pas surprenant de voir que les œuvres XR contemporaines empruntent à un ou plusieurs médiums préalables. C’est aussi ce que le cinéma, la radio et la télévision ont fait avant de définir leurs propres formats : le cinéma s’est inspiré du vaudeville et de bien d’autres spectacles vivants, alors que la radio et la télévision ont pigé dans le sac du théâtre avant d’établir des standards de création qui leur sont devenus propres. C’est ce qui se reproduit aujourd’hui avec la XR.

Structures et supports

Il est facile de dire que les œuvres XR contemporaines s’inscrivent dans la lignée de médiums comme le cinéma, le jeu vidéo, le théâtre ou l’art contemporain. Il est plus difficile, cependant, d’en dire de même des structures ou des supports dont bénéficient ces derniers. Le modèle d’affaires du cinéma, par exemple, ne se transpose pas facilement à la création XR, du moins pas sans quelques anicroches. On l’a vu depuis 2020 avec les festivals en ligne qui sont venus hypothéquer le système des premières mondiales et internationales, cette composante cruciale du secteur cinématographique. Bien qu’il ait hérité du système des premières et du modèle de tournée en festival du cinéma, le marché de la XR ne dispose pas encore des mêmes ressources au niveau de la distribution, que ce soit au niveau de l’infrastructure assurée par le réseau des salles de cinéma, ou encore au niveau du soutien financier que le 7e art, lui, reçoit des bailleurs de fonds.

Photo par Jake Hills sur Unsplash

Une façon d’expliquer ces problèmes revient à reconnaître que même si plusieurs expériences XR peuvent être décrites comme étant « cinématographiques », celles-ci ne partagent pas le format standard d’un film ni les espaces de diffusion conçus autour de ce dernier. Autrement dit, plusieurs œuvres XR s’inspirent du « médium » du cinéma (c’est-à-dire ses structures narratives, ses stratégies esthétiques, son langage, etc.), mais leurs formats sont loin d’être aussi communs que ceux du cinéma. Plus d’un siècle après son invention, le secteur du cinéma s’est organisé autour de formats standards (bobines de pellicule, DCP, fichiers vidéo, etc.) et s’est doté d’un robuste réseau de distribution axé sur des espaces dédiés. Ces formats, ces réseaux et ces espaces ne font pas partie de ce que le marché XR a pu emprunter au domaine du cinéma. Au contraire, dans le contexte actuel de la réalité étendue, il existe plusieurs supports (casques [avec ou sans fils], téléphones intelligents, etc.), plusieurs plateformes de distribution parfois incompatibles (Steam, Viveport, Quest, iOS, Android, WebXR, etc.) et plusieurs types d’espaces où trouver des contenus (espaces LBE dédiés, expositions itinérantes, etc.). Nous sommes encore loin d’établir un marché de la XR standardisé.

Pendant ce temps, chaque circuit de distribution préexistant vient aussi avec des attentes particulières qui ne sont pas nécessairement compatibles avec le marché de la XR tel qu’il existe maintenant. Selon Sebox Hong (Kaohsiung VR FILM LAB), le modèle des salles du cinéma se transpose mal à la réalité du marché XR :

La raison pour laquelle la distribution de films n’est pas le modèle que nous devrions étudier, c’est parce que les publics sont beaucoup trop différents. Même un petit cinéma peut avoir 50 personnes en même temps qui regardent un même film. Les espaces RV in situ sont très différents. Le VR FILM LAB a la chance d’avoir un très grand lieu avec 30 sièges […] Mais par rapport à une salle de cinéma, 30 sièges, ce n’est pas beaucoup!

Pour sa part, Julie Tremblay (PHI) est plus optimiste : « Avec un taux d’occupation plus élevé, c’est un modèle économique qui fonctionne bien. Il ne faut qu’une seule personne pour opérer 30–50 sièges. C’est un modèle économique beaucoup plus performant qu’une exposition, par exemple, où il faut beaucoup plus d’employés; au moins une personne par œuvre, parfois plus. » Louis-Richard Tremblay (ONF) résume habilement l’enjeu : « Nous sommes contraints de jongler avec des choses dont le cinéma — ou même les jeux vidéo — n’ont pas besoin de se préoccuper. Dans ces contextes, les canaux de distribution sont au rendez-vous et on sait comment faire la mise en marché. En XR, nous sommes encore dans une phase d’essai-erreur ».

Source: VR FILM LAB

Distribuer, mais à quel prix?

Un autre enjeu que nous ont nommé les répondant·e·s de l’enquête se rapporte au positionnement des œuvres XR par rapport à d’autres expériences, particulièrement en ce qui a trait à la question du prix. Par exemple, Eddie Lou (Sandbox Immersive Festival) nous expliquait que bien que le public chinois est intéressé par les expériences XR, les coûts doivent s’ajuster aux réalités du marché. Celui-ci donne l’exemple de Spheres, présentée au Rockerfeller Centre de New York pour un coût d’entrée d’environ 50 $ US, un prix jugé trop élevé dans le contexte actuel. Or, quelques-uns de nos répondants ont évoqué d’autres formes de divertissement qui offrent de meilleurs modèles d’affaires ou de diffusion pour certains types d’expériences XR. Par exemple, Louis-Richard Tremblay explique que:

Le public a une vague idée de la valeur que représente une sortie au théâtre ou au musée. Nous pouvons nous accrocher à cette perception de valeur. Si l’on propose une nouvelle expérience et qu’on l’inscrit dans un cadre que le public comprend bien, il est plus facile de justifier le prix d’une expérience.

Sebox Hong propose une comparaison semblable : « Il faut enseigner aux gens que c’est un type de divertissement différent. Vous n’iriez pas au parc d’attractions ou au zoo et leur dire “non, vos billets sont beaucoup trop chers!” Bien sûr que non! Parce que c’est totalement différent. Nous essayons d’éduquer le public sur le fait qu’il s’agit d’un nouveau type d’expérience. C’est pourquoi il serait difficile de s’adapter aux anciennes méthodes de distribution du cinéma ».

Venice VR Expanded ( 1–19 septembre 2021). Crédit : Charlotte Guirestante Ghomeshi. Source : PHI.ca

Plusieurs répondant·e·s ont également mentionné le cas des plateformes de jeux vidéo, où il peut être difficile de trouver le juste prix d’une œuvre narrative de courte durée, surtout quand celle-ci est appelée à côtoyer des jeux vidéo infiniment rejouables. Ricardo Laganaro (ARVORE) raconte qu’il arrive que le public des plateformes en ligne évalue la valeur d’un projet en termes de la durée de l’expérience :

Si vous lisez les critiques de The Line, Gloomy Eyes, ou d’autres projets narratifs, les gens les adorent, mais ils pensent généralement que c’est trop cher. Un bon jeu dure habituellement quatre à six heures, souvent plus. Donc, si vous facturez cinq ou six dollars pour une œuvre qui dure quinze minutes, ils se plaindront du prix parce que le projet est trop court, par rapport à un jeu. Le problème est que le public qui valorise les œuvres narratives, les gens qui seraient prêts à payer ce prix pour une pièce narrative de qualité, ce public n’a pas encore de casque.

Par ailleurs, il peut être difficile de se démarquer quand les contenus narratifs semblent être une arrière-pensée pour certaines plateformes qui préfèrent miser sur les jeux vidéo, le sport, ou les expériences sociales. Stéphane Rituit (Felix & Paul Studios) raconte justement le changement de stratégie de Facebook (Meta) : « La vidéo 360° n’est plus dans leur stratégie. Ce qu’ils veulent c’est du gaming AAA interactif, open world, etc. C’est cela qu’ils veulent pousser. » Louis-Richard Tremblay explique pour sa part que « ces plateformes ne nous servent pas. Elles ont d’autres agendas, d’autres stratégies de développement de marché axées sur la vente de leur device. Il faut trouver des stratégies de contournement pour arriver à occuper une place sur ces plateformes. »

L’idée de créer une plateforme dédiée à la XR de forme narrative est aussi revenue plusieurs fois, notamment en réponse aux insatisfactions causées par les ressources existantes. Si la XR indépendante n’est ni tout à fait du jeu vidéo, ni du cinéma, ne serait-il pas logique de développer des outils adaptés au marché que nous souhaitons construire? Peut-être pas. La plupart des expert·e·s interviewé·e·s dans le cadre de cette enquête ont émis des réserves face à ce genre de projet. Au contraire, on nous a répété à quelques reprises que les ressources et les efforts nécessaires à la création d’une nouvelle plateforme seraient sans doute mieux investis dans des efforts ciblés sur les plateformes existantes. Entre-temps, Michel Reilhac (Venice Immersive) mentionne le projet de créer un « sceau de qualité » qui viendrait mettre en lumière les projets primés en festival. Indépendamment du médium, ce label permettrait de distinguer les œuvres XR indépendantes de forme narrative des autres contenus qui se trouvent sur les plateformes XR généralistes.

Conclusion

Dans les années à venir, il ne faudra pas se surprendre si le domaine de la XR continue de s’inspirer des pratiques établies de médiums préexistants ou de s’adapter aux réalités de leurs marchés. Le processus d’adaptation continuera jusqu’à ce que la XR trouve sa propre identité en tant que médium, incluant ses supports, ses formats et ses espaces de diffusion adaptés. Rappelons le cas du cinéma : bien que le cinématographe ait été inventé en 1895, il a fallu presque vingt ans avant que le cinéma tel qu’on le connaît aujourd’hui prenne forme. Avant cela, le cinéma des premiers temps est venu émuler le théâtre, les spectacles vaudevilles, et toute une série de pratiques médiatiques antérieures. Jusqu’à ce que la réalité étendue trouve sa propre identité en tant que médium et en tant que marché, celle-ci vivra le même processus d’emprunt et d’imitation.

Une solution pour accélérer le développement et l’institutionnalisation d’un marché XR à part entière serait bien évidemment d’assurer le soutien financier du secteur. C’est ce qu’Ingrid Kopp (Electric South) suggère quand elle dit que, « ce qu’on peut faire en termes de storytelling en XR est incroyable. C’est tout à fait différent du cinéma. Ce n’est pas la même chose, ça ne fait pas la même chose. La XR devrait être financée en soi et pour soi ». Entre-temps, Mads Damsbo (Makropol) suggère qu’il faudrait commencer à développer des standards en XR :

Nous n’avons pas de standards et les gens ne comprennent pas les standards… pas même dans les festivals. Ils disent vouloir faire de la RV, mais ils ne savent pas toujours ce que ça implique. Peut-être devraient-ils se recentrer et dire, « nous sommes un festival 360°, ou un festival Quest 6DoF, ou un festival d’art vivant in situ », et ainsi de suite. Il faut éviter de tout mettre dans le même chapeau.

À cet effet, le prochain article de cette série traite du besoin de communiquer ce que nous faisons dans le marché de la XR indépendante. Comment pouvons-nous aider le public à comprendre ce nouveau médium de la XR, et ce, alors même qu’il est toujours en train de se former?

Initiée par Québec/Canada XR, l’étude Façonner un marché pour la XR indépendante s’est donné pour défi d’interroger des acteur·trice·s clés du monde entier issu·e·s de la production, de la distribution et de la curation d’expériences de réalité étendue (XR) indépendante.

Cliquez ici pour lire le sommaire exécutif de l’étude.

Cliquez ici pour accéder au rapport complet (en anglais)

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La cellule de réflexion pour la création indépendante en #XR au #Québec, au #Canada, et dans toute la #Francophonie.